Jalal Alavinia
Accueil du site > Editions > A paraître > SIMINE BEHBAHAN

Edition LP

SIMINE BEHBAHAN

Une plume en liberté

jeudi 22 mai 2014, par Collectif LP


SIMIN BEHBAHANI

Une plume en liberté

Par Minoui Delphine (Lire), publié le 01/07/2008

La République islamique s’apprête à souffler ses trente bougies. Tandis que les foudres de l’intégrisme se remettent à gronder, la poétesse Simin Behbahani, figure emblématique du féminisme iranien, se bat pour la liberté d’expression et les droits de ses consoeurs. Avec audace, élégance et humour. Rencontre.

Reportage à Téhéran de Delphine Minoui

Ses yeux en amande cernés de khôl ne voient presque plus - rançon d’une mauvaise opération au laser qui lui vola la vue il y a presque trois ans. Mais rien n’arrête Simin Behbahani. Encore moins les attaques verbales du président de la République islamique. En cette matinée de décembre 2007, un journal iranien vient de rapporter les derniers propos d’Ahmadinejad accusant ses opposants d’avoir une "intelligence inférieure à celle d’une chèvre". Pour cette poétesse de la liberté, l’affront est indigeste. Saisissant à tâtons son épais stylo, elle s’empresse de noircir frénétiquement les pages de son grand cahier d’écolière aux lignes parfaitement tirées. Les vers s’entrechoquent. Osant le "tu" de la familiarité, ils s’adressent, de droite à gauche, selon la calligraphie persane, à celui qui "a oublié" ses promesses, faites avant son élection, en 2005, d’apporter "l’argent du pétrole sur la table du peuple". La rime claque et rebondit à la ligne suivante. Pour finir par suggérer au président iranien de "passer le bonjour" aux autres... "singes" - surnom donné à Ahmadinejad, et que la grande dame de la poésie persane se charge audacieusement, ce jour-là, d’officialiser. Noir sur blanc.

A 80 ans, Simin Behbahani n’est pas du genre à garder sa plume dans sa poche. "J’ai passé l’âge d’avoir peur", martèle aujourd’hui l’effrontée, en se remémorant cette anecdote croustillante de l’hiver dernier, dans son appartement feutré du sud de Téhéran. Son rouge à lèvres flamboyant et ses mèches peroxydées, qu’elle recouvre d’un léger foulard quand elle sort dans la rue, en disent long sur cette pasionara iranienne, en butte aux religieux qui ne tolèrent que le noir des tchadors.

Son poème circule encore aujourd’hui sous le manteau. Il risque pourtant de lui jouer des tours. En 2006, la revue littéraire Nameh fut contrainte de mettre la clef sous la porte après la publication d’un de ses poèmes évoquant "la fin d’un printemps verdoyant, ensanglanté à cause des fous qui règnent sur terre", en référence à la vague de répression qui sévit depuis la fin du mandat de l’ex-président Khatami (1997-2005).

Censurée pendant dix ans Simin s’en moque. Telle une funambule, elle poursuit son chemin sur une lame de rasoir, à la limite entre le tolérable et l’interdit : "En Iran, les lignes rouges sont perfides. Officiellement, on ne doit critiquer ni le pouvoir, ni l’islam, ni la morale en vigueur. Mais en fonction des censeurs qui lisent vos textes, et de l’humeur politique du jour, c’est l’arbitraire qui sévit. Ainsi, des termes comme "sein", "vin", "danse" peuvent être facilement proscrits. Alors, il faut ruser..." La poétesse, dont les vers furent censurés les dix années qui suivirent la révolution de 1979, en sait quelque chose.

La République islamique, si mystérieuse et redoutable vue de l’extérieur, n’a, dans le fond, aucun secret pour cette Madone du féminisme iranien. Des balbutiements révolutionnaires remplis d’espoir démocratique, avant la chute du Chah, il y a trente ans, aux désillusions engendrées par un système politico-religieux répressif, elle a survécu à toutes les tempêtes. Avec la plus grande dignité.

A la prise du pouvoir par les religieux, les exécutions massives du début des années 1980 frappent ses amis les plus proches. Jeté derrière les barreaux le soir de ses noces, le poète Saeed Soltanpour ne reviendra jamais. Mahyar Khalili, le frère de Simin Behbahani, échoue, lui, en prison pendant deux ans, à cause d’un tract politique. "Dans sa cellule, il comptait les exécutions des autres détenus d’après les coups de grâce tirés depuis la cour de la prison", raconte-t-elle.

Le goût de la métaphore, l’art de la parabole A la fin de la guerre Iran-Irak (1980-1988), la répression connaît une accalmie. Elle sera éphémère. En 1996, Simin Behbahani fait les frais d’une rafle dans un dîner organisé chez un diplomate allemand. Deux ans plus tôt, elle avait eu le culot de signer "l’appel des 134", une lettre ouverte qui dénonçait la censure. Les yeux bandés, elle se retrouve dans un endroit tenu secret. Rançon de sa popularité qui dépasse les cercles élitistes, elle est rapidement reconnue par la jeune policière... qui lui avoue avoir assisté à l’une de ses mémorables interventions dans une université. "J’ai alors retiré mon bandeau pour voir son joli visage, se souvient-elle. Je n’ai pas pu m’empêcher de lui dire qu’elle était trop belle pour faire ce genre de boulot. Elle a explosé de rire !" Une étrange complicité naît alors entre les deux femmes. Aussitôt autorisée à ne plus se couvrir les yeux, la poétesse est libérée dès le lendemain. "J’ai même eu droit à une couverture et à un oreiller pour passer une nuit plus tranquille !"

Dans son petit salon aux allures de maison de poupée, un doux parfum de café, et d’espièglerie, flotte dans l’air. "Perce une fenêtre de liberté dans ma prison", dit symboliquement l’un de ses couplets, accroché sur le mur d’entrée, et encadré de photos d’une jeunesse passée dans un milieu érudit. Son père était un illustre journaliste. Sa mère Fakhr Ozma Arghoon, poétesse et féministe chevronnée, lui apprit, très tôt, à avancer à rebrousse-poil en se réfugiant dans la métaphore. "Quand mes parents se disputaient, sourit-elle, c’est avec des vers du poète Saadi que ma mère défiait mon père !" Tout un symbole. C’est en composant ses vers que Saadi, poète de la Perse du XIIIe siècle, chercha, déjà en son temps, à s’affranchir de la pensée officielle. Un art de la parabole intrinsèque à la culture iranienne et qui inspira à Simin Behbahani ses premiers vers, dès 14 ans.

La belle espiègle se fait un nom en modernisant le ghazal, genre lyrique traditionnel mêlant amour et mysticisme. Elle décide de l’étendre aux sujets qui touchent aux problèmes de la vie quotidienne : la pauvreté, la prostitution et l’aspiration à plus de démocratie, sous le Chah, puis l’inégalité hommes-femmes à l’arrivée au pouvoir des mollahs. Le désir amoureux dans une société qui croule sous les tabous devient, par la force des choses, un de ses thèmes de prédilection. "Dans notre société phallocratique, explique, sous le charme, l’éditeur iranien Hafez Moussavi, ce sont habituellement les hommes qui évoquent leur amour pour une femme. Cette fois-ci, c’est une femme qui prend les devants !"

Dans ses Mémoires, Chirine Ebadi, Prix Nobel de la paix 2003, dit, elle aussi, son admiration sans bornes, et raconte avoir combattu la solitude carcérale en se "remémorant les vers de ses ghazals". Déclamés de Kaboul en Afghanistan à Los Angeles, où vit une grande partie de la diaspora iranienne, les poèmes de Behbahani ont même inspiré Darioush, la star de la pop music en exil. Son poème "Je te reconstruirai, ma patrie", chanté par le crooner de ces dames, est même devenu depuis... le slogan de campagne du politicien réformateur Mostafa Moïn, adversaire acharné d’Ahmadinejad, pendant les présidentielles de 2005.

Il y a quelques mois, la rumeur du décès de cette reine de la poésie contemporaine persane, lancée par un plaisantin qui avait cru la faire taire, déclencha un raz de marée sans précédent sur Internet. Pendant une semaine, des milliers d’e-mails remplis d’émouvants hommages firent le tour de la planète virtuelle. Malgré le poids des années, Simin Behbahani est de toutes les pétitions, de toutes les manifestations. C’est la fronde de la nouvelle génération, et notamment des femmes, dit-elle, qui lui donne le courage d’avancer. "Quand je vois toutes ces jeunes Iraniennes qui viennent de leurs provinces reculées pour faire valoir leurs droits à Téhéran, à coups de rassemblements, je me sens obligée de leur tenir compagnie." Elle a été l’une des premières à signer, il y a plus d’un an, la pétition "Un million de signatures" réclamant l’abolition de la discrimination envers les femmes. Par solidarité. Par conviction surtout. "Au regard de la loi islamique, la femme ne vaut que la moitié d’un homme. Ici, on arrête les filles qui portent des foulards trop légers, des bottes moulantes ou des manteaux trop cintrés. Elles n’ont pas accès à certains métiers. Leurs maris ont le droit de choisir une seconde épouse... La liste des injustices est longue. Il faut les combattre."

Une pluie de coups de bâton En 2006, elle a failli y laisser sa peau. Ce fameux 8 mars, elles étaient quelque 300 femmes à s’être réunies devant le Théâtre de la Ville, en plein coeur de Téhéran, pour célébrer pacifiquement la Journée internationale des femmes, en bravant l’interdiction de manifester. Lunettes de soleil noires et foulard rouge et blanc, Simin Behbahani était aux premières loges. Elle venait de se frayer discrètement un chemin dans la foule quand, sans crier gare, les forces de l’ordre se mirent à l’encercler. Elle ne se souvient que d’un violent coup de pied suivi d’une pluie de coups de bâton sur son dos. Puis du visage de cet agent de police qu’elle croisa en se retournant. "J’ai cru qu’il voulait me tuer", murmure-t-elle. Une fois de plus, ses paroles maternelles auront raison de ses détracteurs. Ils finiront par la laisser glisser son corps meurtri dans un taxi. Une véritable leçon de désobéissance civile dans sa plus grande élégance qui inspira, dès le lendemain, ces vers d’espoir à Sara, une jeune blogueuse et poétesse de renom : "Madame Simin dit : "Calmez-vous ! Calmez-vous ! " Le sourire ne lâche pas ses lèvres. Le feu a pris. Il brûle bien. Et il ne s’éteindra jamais."

Quelques dates 1927 : Naissance à Téhéran. 1997 : Sélectionnée pour le prix Nobel de littérature. 1999 : Son recueil de poèmes, A Cup of Sin (Une coupe de péchés), paraît aux éditions Syracuse University Press. 2007 : Prix de la Liberté d’expression, décerné par l’Association des auteurs norvégiens et dont la journaliste russe assassinée, Anna Politkovskaïa, fut également lauréate.


Suivre la vie du site RSS 2.0 | Plan du site | Espace privé | SPIP | squelette