Jalal Alavinia
Accueil du site > Forough Farrokhzad > La vie > 4. Le divorce...

Forough Farrokhzad : la vie

4. Le divorce...

et la naissance à soi

samedi 17 mai 2008, par Collectif LP


Un an plus tard, elle met au monde son fils Kâmyâr, et trois ans plus tard demande le divorce. La rupture avec le passé est dès lors consommée.

Que s’est-il passé pendant ces trois ou quatre ans pour qu’elle s’engage dans un nouvel affrontement avec son mari et avec ses parents ? Forough en épousant Parviz croit avoir réussi à créer les conditions nécessaires pour consolider sa relation amoureuse avec son mari et fonder une famille propice au développement de sa vocation artistique. La naissance de son fils, Kâmyâr, la conforte beaucoup dans cette démarche. Elle choisit de suivre son mari en province et de se contenter d’une vie très simple et d’un minimum de confort. Jusqu’ici ses poèmes n’ont été entendus et probablement lus que par ses proches, mais elle commence à les publier. Le premier poème publié dans un hebdomadaire à Téhéran, intitulé « Le péché », provoque tout de suite des tensions au sein de sa famille, une controverse dans la société et des réactions pour la plupart négatives envers elle. Dans ce poème, probablement le premier et l’un des plus beaux poèmes érotiques persans écrit par une femme, elle confesse avoir fait un « péché » en faisant l’amour avec un homme, mais un « péché dans le plaisir »… Ni la société iranienne de l’époque, ni celle qui la remplacera,ni aucune autre ailleurs peut-être, ne pouvaient accepter qu’une femme chante l’amour, célèbre les plaisirs de la vie, exprime ses rêves, ses passions, et ses désirs, comme l’ont fait les hommes depuis toujours. La société ne pouvait surtout pas tolérer qu’une femme exprime son aspiration à l’émancipation et à l’épanouissement. Par-dessus tout, les hommes ne pouvaient pas admettre qu’une femme mette en cause leur statut. Car c’est vrai que Forough dérange. Forough interpelle la conscience des hommes : elle parle des souffrances des femmes face aux contraintes imposées par la domination masculine. Elle se dit souvent « un oiseau captif ».

Ses trois recueils de poésie : La captive, Le mur et La rébellion ont été accueillis avec la même réticence, y compris par les intellectuels « de gauche » et « progressistes ».

Pour les traditionalistes, la poésie et la vie de Forough mettaient en cause les conceptions religieuses et éthiques de la chasteté, de la virginité, de la pudeur dans l’expression du désir, de la fidélité dans le mariage, de la soumission de la femme, des interdits et des tabous concernant la sexualité, le corps et l’amour libre.

Pour les autres, sa poésie n’était que l’expression de la vie privée d’une jeune femme issue des classes moyennes téhéranaises, d’un romantisme vulgaire, d’un sentimentalisme superficiel, d’un érotisme obscène, ou le récit d’une affaire familiale sans intérêt, d’une révolte contre les obligations conjugales, d’une recherche de plaisir et d’une errance hédoniste. Ces derniers reprochaient tous à Forough d’avoir créé une poésie féminine de sentiment, dépourvue de réflexion, de vision philosophique ou idéologique et d’engagement social ou politique. Pourtant ces trois recueils sont l’expression des souffrances d’une jeune femme aux prises avec une société traditionnelle. Ils manifestent aussi la revendication d’une liberté de parole permettant de se consacrer à une vocation artistique, ce qui aurait dû attirer la sympathie et le soutien des intellectuels désirant la modernisation de leur société. Forough elle-même est très consciente de son rôle d’avant-garde. Comme nous l’avons déjà dit, elle se présente comme un modèle de femme moderne, libre et indépendante qui veut se battre pour l’émancipation des femmes iraniennes. Nous allons voir qu’elle va même aller très loin en sacrifiant sa vie familiale et en se privant de voir son fils pour toujours, afin de ne pas céder sur ce principe : préserver sa liberté et décider de son destin. Elle exprime cette idée très clairement dans une lettre à l’âge de 20 ans :

« À propos du parcours que j’ai choisi dans la poésie et de l’idée que je m’en fais, je pense qu’un poème est une flamme de sentiment et qu’il est la seule chose qui puisse me transporter vers un monde de rêve et de beauté. Un poème est beau lorsque le poète y projette toutes les vibrations et la ferveur de son âme. Je crois qu’il faut exprimer ses sentiments sans aucune restriction. En principe, on ne peut fixer de limite à l’art, sinon il perd son âme. C’est en suivant ce principe que j’écris des poèmes. J’ai beaucoup de mal, en tant que femme, à garder espoir dans cette société corrompue. J’ai consacré ma vie à l’art et je peux même dire que je l’ai sacrifiée pour l’art. Je veux vivre pour mon art. Je sais que le chemin que je suis dans la société actuelle a fait beaucoup de bruit et m’a créé beaucoup d’ennemis.

« Mais je crois qu’il faut enfin briser les barrières. Il fallait que quelqu’un emprunte ce chemin et comme j’ai le courage et la volonté nécessaires, j’ai pris l’initiative. La seule force qui me donne toujours de l’espoir, c’est l’encouragement des véritables intellectuels et artistes de ce pays. Je déteste les gens qui font tout ce qu’ils veulent et pourtant parlent tout le temps de la purification des moeurs de la société.

« Néanmoins, j’accepte avec un grand plaisir la critique juste, mais pas celle qui relève de l’égoïsme et d’une prétention extrême et qui vise à écarter un rival et à le traîner dans la boue. Je sais que beaucoup de choses sont dites sur moi. Je sais que beaucoup de gens interprètent mal mes poèmes et pour me diffamer inventent des répliques à mes poèmes, afin de démontrer que j’écris à l’intention d’une certaine personne. Pourtant, je ne recule devant rien et je ne baisse pas les bras. Comme je l’ai déjà fait dans le passé, je supporte tout avec beaucoup de calme… « Mon principal souhait, c’est de devenir une artiste authentique… Je souhaite aussi que le niveau de la culture dans ce pays progresse et que les gens apprécient davantage la vraie valeur de l’art pour ne pas céder aux agitations des faux dévots… « Je souhaite l’émancipation des femmes iraniennes et l’égalité de droits des femmes et des hommes. Je suis tout à fait consciente des souffrances de mes sœurs dans ce pays, causées par l’injustice des hommes et j’emploie mon art en partie pour exprimer leurs douleurs et leurs peines. « Je souhaite la création d’un environnement favorable aux activités scientifiques et artistiques des femmes. « Je souhaite que les Iraniens renoncent à leur égoïsme et laissent les femmes cultiver leurs talents et leurs goûts. »

La dépréciation de la poésie de jeunesse de Forough est fondée sur un malentendu. La plupart des écrivains et des poètes de l’époque ont jugé cette poésie selon les critères esthétiques de la nouvelle poésie iranienne qui allait triompher de la poésie classique persane. La poésie de jeunesse de Forough appartient à une période de transition : le contenu de sa poésie, très novateur, se libère progressivement de la forme classique.

A quoi tient la modernité du contenu de la poésie de jeunesse de Forough ? Cette modernité s’exprime sur plusieurs plans. Forough est la première poétesse majeure de toute l’histoire de la poésie iranienne à s’opposer à la domination masculine. Elle introduit une voix de femme, exprime la bipolarité sexuelle de la société humaine et revendique les mêmes droits et devoirs que les hommes, ceux d’un individu autonome, ou d’une citoyenne libre et responsable, ceux d’une partenaire égale à l’homme dans tous les domaines de la vie sociale.

Jusqu’ici, la femme iranienne, confinée derrière les voiles et enfermée derrière les murs du sérail, même pour exprimer ses désirs les plus intimes et ses souhaits les plus chers, avait délégué ses pouvoirs à l’homme. Désormais, la femme revendique le droit à son propre cheminement.

Cette modernité s’exprime aussi au niveau de la représentation de la femme dans sa poésie de jeunesse. Cette poésie qui est très intimiste, personnelle et même autobiographique, en s’inspirant essentiellement d’une expérience vécue, celle de Forough elle-même, devient l’expression généralisée des souffrances des femmes. « Les gens, ces étrangers, ne comprirent pas qu’elle chantait leurs souffrances. »

Forough, dans sa vie et dans sa poésie, devient l’incarnation de la femme moderne qui choisit son mari, qui n’hésite pas à demander le divorce quand le mariage entrave sa liberté de décider de son avenir professionnel, qui cherche à réaliser ses potentialités en exerçant une profession et par conséquent à accéder à une autonomie, et enfin qui ose vivre des histoires d’amour même en dehors des conventions sociales.

La poésie de Forough dans sa première période, constitue-t-elle une rupture par rapport à la poésie classique persane ? La poésie de Forough s’intéresse essentiellement à la place de la femme dans le monde d’aujourd’hui. La poésie classique appartient à une civilisation visionnaire considérant que le monde dans lequel nous vivons n’est qu’une apparence éphémère et dépendante qui manifeste une autre réalité éternelle, invisible et divine. Souvent, dans les oeuvres les plus sublimes de cette poésie, cette réalité divine est incarnée dans la femme, et l’amour de la femme se confond avec l’amour de Dieu, mais la femme en tant que partenaire de l’homme dans la société est ignorée.

Au contraire la poésie de Forough, même dans la première période, prend le contre-pied de cette conception religieuse et mystique de la réalité et présente la femme à égalité avec l’homme en tant que sujet potentiel de l’histoire, comme personne sensée prendre son destin en main. Elle va transformer la femme, jusqu’ici traitée par le poète classique comme objet de l’amour, en sujet de l’amour, une amante qui s’adresse à l’homme comme son bien-aimé ou « un homme simple » qu’elle peut cacher « comme le dernier emblème d’une religion étrange au milieu des buissons de ses seins. »

La modernité de la poésie de Forough s’exprime non seulement dans sa rupture avec la vision mystique des poètes classiques persans, mais aussi dans ce qui fait la démarche essentielle de sa poésie, c’est-à-dire, l’inversion du rapport entre la lumière et les ténèbres dans la pensée préislamique des Iraniens, notamment celle de Mani. Si Mani place le combat entre la lumière de l’esprit et les ténèbres de la matière ou la prison du corps au centre de sa dramaturgie, Forough souhaite libérer la lumière du corps de l’esprit ténébreux des conventions sociales. Christian Jambet, philosophe français, dans sa préface à notre traduction, en comparant la poésie de Forough à celle des poètes classiques persans, explique bien en quoi consiste la modernité de la poésie de Forough ( voir sa préface dans ce livre ).


Suivre la vie du site RSS 2.0 | Plan du site | Espace privé | SPIP | squelette