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Forough Farrokhzad

Une poésie résolument moderne..

Christian Jambet

dimanche 18 mai 2008, par Collectif LP

La poésie de l’Iran a une puissance universelle. Elle a su longtemps enseigner par le simple jeu du langage ce que les plus hautes philosophies avaient peine à restituer dans la langue fastidieuse du concept : l’unité et la multiplicité de l’être, la divinité de l’amour, l’éternité de l’instant et que tout ce qui est caché à l’homme, des réalités du monde de l’incréé, était à portée de son regard, dans la pure clarté de l’apparition. La poésie lyrique, la pratique du ghazal par les maîtres qui, tel Hâfez, firent l’univers naître et mourir dans la perfection d’une miniature de rythmes, voilà ce qui vient à l’esprit de chacun, lorsqu’il songe à la leçon impérieuse que l’Iran donne, au travers de l’histoire, aux mondes de l’islam et de l’Inde d’abord, à l’Occident oublieux de soi-même ensuite. Surtout, cette poésie s’attacha sans relâche à scruter le secret des secrets, celui du passage de l’absolu à la relativité du temps et de l’espace, de la révélation de l’inconnaissable dans les corps de beauté ou de ténèbres, secret de l’imagination divine, créatrice des univers où elle se donne à voir et où elle se voile. Cette alchimie se concentre singulièrement dans les souffrances du désir humain, reflet exact du désir divin.

Voir en ligne : Pour écouter Entretien André Velter avec Christian jambet

Voir la présentation de Nahal Tajadod

Amie, poème de Sohrab Sepehri pour Forough

lu par Jacques Lebert


Je fis connaissance avec les poèmes de Farrokhzad alors que j’étais comme saturé de lectures croisées de métaphysiciens d’Ispahan et de poètes de l’âge d’or de l’art iranien. La répétition et la rhétorique des dits d’amour avaient fini de me persuader que l’expérience de l’absolu, pour n’être point fictive, ni mensongère, n’était souvent qu’un affrontement de la langue persane avec elle-même, et que le sujet de cette expérience n’avait ni chair ni os, mais était le fantôme tremblant d’un amour aussi exemplaire qu’idéal. Les douleurs de la séparation, les joies éphémères de l’union étaient bien dites parce qu’elles étaient dites, ce qui ne signifie pas qu’elles soient futiles, mais que leur sérieux est inséparable de la jouissance infinie de chanter, ou de celle plus profonde du silence.

Forough Farrokhzad rompt avec cette dialectique de l’expérience et du langage. Sa poésie est résolument moderne, en ce qu’elle ne fait pas de l’expérience amoureuse un fait du langage poétique, non plus que de la prosodie l’espace où se déploie la vérité de cette expérience. L’art lui permet, au contraire, de signifier l’excès ineffaçable de la douleur, de l’exil, de la perte et de la séparation, comme si le poème visait, en chacun de ses vers inégaux, un réel, que Farrokhzad nomme son secret, absolument rebelle à toute domestication poétique.

Il est bien entendu que la tradition poétique persane n’a rien fait d’autre, du moins en ses chef-d’œuvres. Aussi, pour tenter de préciser la nature du sentiment qui m’étreint toutes les fois que je lis les poèmes de Forough Farrokhzad, je ne craindrai pas une comparaison. Elle la propose elle-même. L’amour du Majnûn pour Leylî est le Leitmotive ou l’archétype le plus parfait de l’amour profane, analogue à l’amour sacré. Le poète symbolise en Majnûn l’Amant idéal, découvrant la vérité de l’amour et de l’Aimé dans l’apparition fugitive, la disparition et la perte de Leilî. Il s’anéantit en elle en éprouvant au-delà de tout plaisir cette perte même comme la plus sûre vérité du désir. Mais que cesse le discours indéfini du Majnûn, que s’interrompe un instant sa plainte véridique, et l’on entendra celle qui, dans l’ordinaire de la poésie, ne parle pas, d’être simplement chantée, Leilî. Sur la tombe de Leylî répond à sept siècles de poésie et en inverse radicalement l’intention : Ebloui par les signes de l’épiphanie divine, Majnûn (qui n’est plus nommé, qui est enfin absent) a oublié cette femme, et transformé son nom propre, singulier, le nom d’un corps, en un nom divin. Sa faute n’est point d’avoir convoité le réel entre tous interdit, mais de ne l’avoir point réellement désiré, c’est-à-dire simplement accueilli, telle "la fleur ardente qui s’épanouit". "Captif des chimères" qui sont le désert de sa propre extinction, le poète, l’homme, n’a rien compris à cette femme, l’ombre qui ne pouvait le fuir. La séparation vraie, la fuite vraie, ce n’est point Leylî qui l’impose par la majesté de son rang, mais l’homme, par l’inattention au désir et à la tragédie du désir de cette femme. Elle n’est pas souveraine, mais inachevée, elle n’est pas maîtresse mais emprisonnée, elle n’est pas comblée et frustrante, mais inassouvie et désolée. Car ce qu’elle désire n’est ni dieu ni diable, mais le corps, la présence physique de l’amant, et ce corps la fuit inexorablement, la déçoit sans recours, comme si l’union était rompue, non par l’effet d’une transcendance de l’Aimé, mais d’une méconnaissance de la fragile et mortelle simplicité de l’amante.

Ce renversement de perspective traduit la rupture que le monde moderne institue avec l’univers des théologies. Il demeure de cet univers comme des signes éclatés que nulle unité ne vient plus rassembler dans la calme présence ou dans l’absence salvifique. Jusque chez Rûmî, qui alla si loin dans la dispersion des signes du divin, dans la méditation d’une séparation infinie, d’un effacement de la théophanie, il restait que l’Aimé disparu était l’Un. Dans la poésie de Farrokhzad, nous lisons la perte de cet Un, ou plutôt son effacement et sa déchéance. Il n’a jamais existé. Il n’a jamais été la source de l’être, puisque Dieu lui-même est convoqué pour témoigner de la révolte des éléments, invité à plonger les Elus en enfer, réhabiliter l’enfer des sens et des plaisirs.

Il n’est pas étrange que Forough Farrokhzad ait pu, en si peu d’années, filmer une léproserie, témoigner de la condition de la femme dans la société iranienne et écrire au plus près de sa propre vie, sans s’éclipser dans l’universel abstrait de l’amour. Ses recueils successifs sont le roman exact de sa vie. Ils en suivent le cours. Non celui d’une âme qui s’évade de la prison du corps, mais d’un corps vivant de l’esprit de la poésie s’évadant de la prison de l’âme, de la prison spirituelle faite des valeurs du mariage et de la paix respectable qu’elles proposent. Ce corps se veut proche des corps en trop, des déchets que l’on cache derrière de hauts murs, il est lui-même splendeur inutile.

L’abandon est le lot de la femme. Tel est le thème dominant. L’abandon la constitue en son désêtre. Devant le miroir qui se brise, elle n’est plus l’Image victoriale qui réfléchit les mondes archangéliques, mais la beauté à laquelle personne, dans le monde trivial, n’accorde plus un regard. C’est d’avoir dit cela que Farrokhzad prend une place éminente dans la poésie universelle. Le monde des épiphanies est mort, et à sa place ne subsistent que sa nostalgie et les particules de matières, la loi d’airain de la possession et de la puissance temporelle. Ce disant, elle pointe l’éternité, en un ciel vide, et paradoxalement s’inscrit dans le continent pérenne de la vérité que nous enseigne l’Iran.

Christian Jambet

Nomadismes dans L’Expresse Daniel Rondeaux


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