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Sohrab Sepehri

Entretien

Entretien du Journal d’Iran avec Jalal Alavinia et Thérèse Marini

mardi 8 mai 2007, par Collectif LP



Sohrab Sepehri.

Entretien du Journal d’Iran

avec Jalal Alavinia et Thérèse Marini

Texte abrégé.

Dans le premier numéro du Journal d’Iran, nous avons présenté le premier ouvrage de Jalal Alavinia, La Conquête du jardin, la traduction d’une anthologie des poèmes de Forough Farokhzad. Son deuxième ouvrage vient de paraître : Où est la maison de l’ami ? C’est une sélection de poèmes de Sohrab Sepehri, la suite de ce qui constitue une collection intitulée Nouvelle poésie Persane, publiée aux Editions Lettres Persanes.

La lecture des poèmes de Sohrab en français, dans la mesure où il a profondément influencé les poètes iraniens qui lui ont succédé, peut être un moyen pour connaître la poésie contemporaine iranienne. De nos jours, on peut difficilement trouver un poète iranien qui n’ait pas été influencé par sa démarche poétique, son regard sur la nature et ses rapports avec l’homme. Sohrab est une exception dans la poésie iranienne, de part son langage et son regard sur le monde et il est peut être le seul parmi ses contemporains a être autant influencé par la spiritualité japonaise et indienne.

Pour mieux connaître le travail minutieux et la méthode de traduction utilisée par Jalal Alavinia, nous avons décidé de parler avec lui et avec sa collaboratrice Thérèse Marini.

Journal d’Iran : Comme vous le savez, à part quelques oeuvres des poètes classiques iraniens tels que Khayam, Ferdowsi ou Mowlana, aucune œuvre complète des poètes du siècle dernier n’a été traduite en français. Comment l’expliquez vous ?

Jalal Alavinia : Dès les années 80 il y a eu quelques tentatives de traduction de certaines œuvres de poètes iraniens du 20ème siècle. Les Editions La Différence ont notamment lancé la collection bilingue Orphée afin de faire connaître certains de ces poètes. En 1991 « Les pas de l’eau » de Sohrab Sepehri traduit par Dariush Shayegan et en 1994 « Hymne d’amour et d’espoir » d’ Ahmad Shamlou traduit par Parviz Khazrai ont été publiés.

Les Editions Arfuyen ont aussi publié quelques poèmes de Forough Farrokhzad, y compris son poème La saison froide. Il ne faut pas oublier que les Editions Inventaire ont aussi publié deux ouvrages, l’un est un recueil des poèmes de plusieurs poètes contemporains précédé de quelques nouvelles d’ écrivains d’aujourd’hui, intitulé Il y a un corbeau derrière ma fenêtre, et l’autre est une sélection des poèmes de Mohamdali Sepanlou, qui a pour titre Le temps versatile.

En 2003, La société littéraire de la Poste a consacré un numéro de sa revue littéraire à la poésie et au roman contemporains iraniens. Enfin, mentionnons deux poètes d’aujourd’hui Yadollah Royaï et Parviz Khazraï qui ont publié en France plusieurs recueils de leurs poèmes.

Journal d’Iran : Quelle a été votre principale motivation dans ce projet de traduction des œuvres de poètes tels que Forough Farokhzad ou Sohrab Sepehri et peut être d’autres par la suite ?

J.A.. Je suis traducteur de profession depuis très longtemps. Mais j’ai traduit plutôt des ouvrages dans le domaine des sciences sociales, et en plus de l’anglais vers le persan. Le dernier ouvrage que j’ai traduit en persan est la partie commentaire du Pavillon des Sept Princesses de Nezami traduit par Michael Barry, qui sera publié Par les Editions Ney à Téhéran.

Depuis quelques années, j’ai commencé à écrire et traduire en français. Le premier ouvrage important que j’ai traduit en français est Le Chat Récidiviste qui sera prochainement publié par les Editions Lettres Persanes. J’ai beaucoup hésité avant de me lancer dans la traduction de la poésie. En été 2003, encouragé par mes amis français, j’ai fait un essai de traduction de la poésie en commençant par le poème Le vent nous emportera de Forough Farrokhzad.

A ce moment là, je traversais la plus difficile période de ma vie. Tout ce que j’avais construit risquait de s’effondrer. Psychologiquement, j’éprouvais les mêmes sentiments que Forough à la veille de son divorce qui marquait l’effondrement de tous ses projets de vie familiale et professionnelle. Le vent nous emportera et ensuite la redécouverte de l’œuvre et de la vie de cette femme libre, rebelle, audacieuse, sincère et lucide me firent plonger dans son univers : la lutte émancipatrice d’une femme sublime au cœur des ténèbres des traditions et des conventions sociales de son temps. Depuis, je partage non seulement les souffrances de Forough, mais aussi ses aspirations pour conquérir le jardin de la vie. Ma traduction de ses poèmes est avant tout le fruit de ma passion et de ma sympathie, mais aussi de mon respect et mon admiration pour cette âme d’une noblesse exceptionnelle.

Transporté dans son univers spirituel par ses poèmes et par la découverte des événements de sa vie, j’ai fini par être touché par sa présence, par l’accueillir pleinement dans mon cœur et par la recevoir dans mon âme. Je vous fais une confidence : pendant ces deux dernières années, j’ai vécu des moments exceptionnellement rares de bonheur en compagnie de Forough : j’ai regardé le monde avec les yeux de Forough, j’ai parlé en prononçant les mots de Forough que j’ai entendus de sa voix, et quelques fois j’ai eu l’impression que c’était l’esprit de Forough qui guidait mes doigts lorsque je la traduisais.

Ainsi Forough a été l’initiatrice d’un projet d’édition que j’ai mis en place avec mes collaborateurs français, Thérèse Marini et Jacques Lebert, dans le cadre de notre société : Lettres Persanes.

Journal d’Iran : Pourquoi avez vous choisi ces deux artistes parmi tant d’autres de la même époque ? Est ce que cela est dû à leur style particulièrement représentatif de la poésie iranienne de cette époque ?

J.A. : Forough est la plus grande poétesse contemporaine iranienne. Comment peut-on caractériser sa poésie ?

Sa poésie est autobiographique et personnelle. Une sorte de hadith de l’âme, mais ce n’est pas du tout l’âme des mystiques emprisonnée par le corps. Ce n’est pas l’âme séparée de ses origines divines, exilée dans ce bas monde qui souhaiterait se libérer de la prison de la matière pour retourner à sa demeure céleste. Sa poésie est au contraire le récit « d’un corps vivant de l’esprit de la poésie s’évadant de la prison de l’âme, de la prison spirituelle faite des valeurs du mariage et de la paix respectable qu’elles proposent », a écrit Christian Jambet, le philosophe français qui a préfacé notre traduction.

Le point de départ de tous les poèmes qui constituent l’ensemble de son univers poétique, l’univers Farrokhzadien, se situe toujours au cœur des ténèbres, celles des contraintes de la vie sociale, imposées par la domination masculine, la tradition, l’omniprésence de la religion et la tyrannie politique.

La modernité de la poésie de Forough qui est le thème dominant de la préface de Christian Jambet, non seulement réside dans sa rupture avec la pensée visionnaire des poètes classiques, mais aussi dans la nouveauté des thèmes qu’elle aborde dans ses poèmes. Le désir des femmes, la quête des plaisirs, l’éloge du corps et de la nudité, les sentiments, les passions et l’amour, tout ce que les femmes n’avaient pas le droit ou l’audace d’exprimer, est exprimé librement dans ses poèmes.

Forough, dans sa poésie et dans sa vie, non seulement revendique le droit à la parole, mais aussi exige la liberté d’aimer librement, de choisir son compagnon de vie, de mener une vie professionnelle indépendante et de poursuivre une vocation artistique de son choix, bref, de prendre son destin en main, sans se référer à des traditions, des conventions et des institutions.

La poésie de Forough est caractérisée aussi par une liberté d’esprit et de pensée. Elle est libre de toutes idéologies, terrestres ou célestes. Pourtant, c’est une poésie très marquée par un regard social, s’inspirant des plus nobles valeurs humaines et des principes moraux. Dans ses derniers poèmes, elle jette un regard très sévère sur la tyrannie politique et les absurdités de la vie moderne.

Pour Forough, la poésie en tant qu’art devrait répondre à au moins quatre exigences : 1) elle devrait être l’expression de l’âme, des passions du cœur et des désirs du corps ; 2) elle devrait se baser sur une pensée, ou sur un regard envers l’homme et le monde ; 3) elle devrait donner la priorité au contenu et non pas à la forme ; 4) La poésie devrait être une composition rythmée.

Forough et Sohrab avaient une influence l’un sur l’autre. Les deux aimaient la nature, cet amour était omniprésent dans l’œuvre de Sohrab et ponctuel dans celui de Forough. J’ai choisi ces deux poètes pour leur style unique et leur position par rapport à leur temps. Ils ont leur langage particulier, leur regard nouveau et leur propre spiritualité.

La spiritualité de Sohrab n’est pas religieuse. Généralement les mystiques se sentent étrangers parmi les hommes et veulent se libérer pour atteindre Dieu, tandis que Sohrab exprime sa spiritualité dans l’unicité avec la nature. Pour lui connaître la nature et la sentir lui permet d’établir une relation directe et privilégiée avec le monde entier. Etre en harmonie avec la nature lui permet d’atteindre l’union avec l’univers.

Sa démarche ressemble à celle des mystiques mais sa pensée et ses objectifs sont différents. La nature est une présence perpétuelle dans ses poèmes. Même ses métaphores sont empruntées à la nature : « La fleur du néant » symbolise la mort. Sohrab s’est beaucoup inspiré de la spiritualité zen japonaise, du bouddhisme chinois et indien, dans lesquels il existe une relation directe avec la nature.

Sohrab était le fondateur de cette spiritualité moderne. Il aimait la vie dans tous les sens du terme. Il était profondément positif et disait « La vie est une belle coutume », une vie simple le satisfaisait. Ces deux poètes sont aimés de toutes les générations de façon unanime.

Journal d’Iran : Sur quels critères vous êtes vous basé pour le choix de ces poèmes dans l’ensemble de son œuvre ? Quel a été le recueil que vous avez le plus utilisé ? Est ce que vous avez voulu montrer l’évolution artistique de Sohrab au cours de toutes ses années d’écriture, ou bien son travail lors de ses dernières années, lorsqu’il avait atteint une certaine maturité artistique avec son propre langage ?

J. A. J’ai choisi au moins un poème dans chacun des huit recueils. Une grande partie de la sélection provient de son recueil « Le champ vert » et comprend ses deux longs poèmes : « Les pas de l’eau » et « Le voyageur ». Le thème central de ce livre est la femme, la majorité des poèmes choisis tournent autour de ce sujet. Ces poèmes sont très personnels et parlent de lui-même, de son état intérieur, de ses sentiments et de ses expériences.

Etant donné que l’ordre chronologique est respecté, l’évolution de Sohrab est visible à travers cette sélection. Il a atteint sa maturité artistique avec « Le champ vert ».

Journal d’Iran : Je voudrais en savoir un peu plus sur votre technique de traduction des poèmes de Sohrab. Je sais que ses poèmes comportent beaucoup de finesse et de métaphores, et qu’ils sont imprégnés de la spiritualité japonaise, indienne et iranienne, à tel point que leur lecture devient parfois difficile même pour les persanophones avertis. Si maintenant nous voulons les traduire dans une autre langue, nous aurons beaucoup de difficultés à faire comprendre ces finesses. Quelle a été votre méthode dans ce travail ?

J.A. Ma méthode de traduction est surtout expérimentale et basée sur l’intuition poétique. Ma spécialité de départ était la traduction dans le domaine des sciences humaines, de l’anglais en persan.

Dans le domaine de la poésie, j’ai commencé avec les poèmes de Forough que j’ai présentés à mes amis francophones, qui m’ont vivement encouragé à continuer dans cette voie. Ils y ont perçu une sensibilité poétique qui m’a aidé à faire ce travail. J’ai lu beaucoup de poèmes en français afin de me familiariser avec la musicalité de la poésie française et les métaphores utilisées.

Pour ces deux livres, j’ai commencé par traduire mot à mot et ensuite avec l’aide de Thérèse Marini, j’ai travaillé la version française. Je lui expliquais les poèmes et leur contexte afin de lui faciliter la compréhension. J’ai recherché des mots en français avec la même musicalité et des expressions avec le même rythme. Je voulais également transmettre la sonorité des poèmes de Sohrab. L’amour de ces poèmes, mon enthousiasme, et ma sensibilité poétique m’ont guidé tout au long de ce travail.

La lecture de l’ensemble de son œuvre ainsi que les travaux effectués par d’autres écrivains sur la vie et l’œuvre de Sohrab, m’ont aidé dans la compréhension de ses poèmes. Les traductions précédentes en anglais et en français m’ont montré les erreurs à ne pas commettre.

Pour les poèmes de Sohrab, j’ai voulu garder et respecter sa simplicité, c’est cela qui m’a guidé dans le choix des mots. Mon travail consiste seulement à transmettre ses poèmes tout en gardant leur intégrité. Je ne cherche ni à les interpréter ni à les expliquer aux lecteurs français.

Journal d’Iran : Pour les lecteurs Français qui ne connaissent pas du tout Sohrab et ses œuvres, ne pensez vous pas qu’il aurait été intéressant de faire une présentation plus approfondie de la personnalité de l’auteur, son style, ses travaux et son époque ? L’introduction actuelle n‘aide pas le lecteur et il semble être écrit à l’intention des persanophones.

J.A. : Il est vrai qu’il manque une introduction. La préface de Pouran Farokhzad, parle de la place de la femme dans les poèmes de Sepehri et nous éclaire un peu sur ce thème central. Dariush Shayegan a écrit une introduction pour « Les pas de l’eau » paru en 1991, où il a raconté la vie et a expliqué l’oeuvre de Sohrab.

Journal d’Iran : Est ce qu’il n’aurait pas été plus intéressant de donner plus d’explication concernant certaines expressions, dans certains poèmes, notamment « Les pas de l’eau », que la petite note en bas de page ?

Par exemple que signifie pour un Français « Hajarol asvade man roshani baghecheh ast ” ? Votre explication à propos de “ Hajaorasvad » : une pierre se trouvant à la Mecque, ne montre pas cette relation cachée et profonde qui existe dans ce poème. Ou encore ”ghad ghamat ... »” « takbiratol ahrame... ”, “ man ghatari didam keh feghh mibord va tcheh sangin mirafa ”, ces phrases ont une signification dans la spiritualité iranienne et pour ceux qui ne sont pas de culture iranienne il faudra plus d’explication qui faciliterai leur compréhension. Toute la difficulté de la traduction des poèmes de Sohrab est là.

J.A. : J’ai essayé de transmettre ces métaphores en restant le plus simple possible, sans vouloir les expliquer. J’ai utilisé une méthode globale pour la traduction d’un poème.

Journal d’Iran : Après la traduction de ces deux grands poètes, est ce que vous avez l’intention de continuer avec les poètes contemporains ?

J.A. : Je suis en train de travailler sur les poèmes d’ Akhavan Sales, mais d’autres écrits de Forough peuvent également faire l’objet d’un prochain livre.

Journal d’Iran : Madame Marini, en tant que Française, ne parlant pas le persan, quel est votre sentiment à la lecture de ces poèmes ? Avez vous eu des difficultés quant à l’interprétation de ces poèmes ?

Thérèse Marini. J’ai été très touchée par sa quête de la femme idéale, pure, éthérée, sacrée, inaccessible,… Femme qu’il respecte et craint. Femme qui devient réelle, concrète quand il rencontre Forough Farrokhzad.

Après le premier émerveillement, il faut essayer de comprendre toutes ces belles métaphores. La démarche de Sohrab est mystique, intuitive, méditative et non scientifique. Il veut atteindre la connaissance par identification à l’objet, la fleur par exemple. Il dématérialise les objets de la nature, mélange l’abstrait et le concret, transforme le matériel en spirituel.

La difficulté de compréhension vient de là, il faut sans cesse décoder ce langage d’allusions et de métaphores, par exemple rien que ce titre « Les pas de l’eau » ! Il personnifie et humanise la nature.

Journal d’Iran : Est ce que vous connaissez un poète français dont le style ressemble à celui de Sohrab ?

TH. M. : Je n’ai pas de comparaison avec un poète français, qui me vienne à l’esprit, mais j’ai entendu quelqu’un évoquer Boris Vian.


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