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Evènements

Daryush Shayegan

Jeudi 17 mai 2018 à 19 h

vendredi 20 avril 2018, par Collectif LP


Jeudi 17 mai 2018 à 19h

Hommage à

Daryush Shayegan

« Pourquoi le Persan estime-t-il à tel point ses grands poètes, lesquels ont acquis chez nous une vénération quasi religieuse ? Quelle est la nature de ce rapport intime qui lie le Persan à ses poètes dont les messages investissent tout son être et pénètrent profondément la substance de son âme ? » C’est à partir de cette interrogation que Daryush Shayegan, l’un des plus importants penseurs iraniens vivants, nous introduit aux cinq grands poètes persans, dont on pourrait presque dire qu’ils ont acquis un statut mythique : Ferdowsî, qui par son Shahnâmeh ou Le livre des rois, refonda l’identité persane en ressuscitant la mémoire de l’Iran antique ; Omar Khayyâm qui, libre des croyances religieuses, chercha à saisir l’instant éternel ; Mowlânâ Rûmî, l’un des plus grands mystiques de tous les temps ; Sa’dî l’humaniste et « Le maître de la parole », qui forgea la langue persane et son idée de civilité ; et enfin Hâfez, cette « langue de l’invisible » qui brisa avec une rare audace tous les tabous encombrants de la religion légalitaire. Chacun représente une facette de l’âme iranienne toujours vivante, comme en témoigne l’immense succès de ce livre en Iran : neuf réimpressions en deux ans !

Daryush Shayegan a été professeur d’études indiennes et de philosophie comparée à l’université de Téhéran ainsi que directeur du Centre iranien pour l’étude des civilisations. Il a notamment travaillé avec Henry Corbin. Il est l’auteur, chez Albin Michel, de L’âme de l’Iran, Qu’est-ce qu’une révolution religieuse ?, Hindouisme et Soufisme, Schizophrénie culturelle : les sociétés islamiques face à la modernité et Henry Corbin, penseur de l’islam spirituel. Vivant entre Téhéran et Paris, c’est une figure fameuse de cette intelligentsia iranienne qui prône la nécessaire démocratisation de l’Iran.

Avec la participation de

Christian Jambet

Philosophe, directeur d’études à l’Ecole pratique des Hautes Etudes, à la chaire "Philosophie en islam".

et Mohsen Mottaghi

Docteur en sociologie

Nouvelles Lettres Persanes

Association 1901.

Lieu :

Maison de la Vie Associative et Citoyenne du 13ème

11, rue Caillaux 75013 Paris

M° Maison Blanche, Ligne 7

Réservations et informations :

lettrespersanes@orange.fr

06 82 97 94 69

Un entretien Avec Daryush Shayegan

Le philosophe iranien Daryush Shayegan est décédé le 22 mars à l’âge de 83 ans. Spécialiste des religions orientales, il expliquait en 2014, dans un Hors-Série de La Vie "L’histoire de l’Occident", en collaboration avec Le Monde, que la civilisation occidentale est devenue partie intégrante de la civilisation planétaire. Et que résister aux acquis des Lumières ne conduit qu’à l’obscurantisme. En hommage, nous republions cet entretien.

La lumière vient de l’Occident : faut-il prendre le titre de votre ouvrage au premier degré ?

Oui et non ! Car, d’une certaine façon, la lumière symbolise aussi les Lumières du XVIIIe siècle. Cet âge est un tournant dans l’histoire humaine, une époque où l’homme prend conscience de sa liberté, de son droit et veut se libérer, selon Kant, d’une double tutelle : celle de la majesté du pouvoir et celle de la sainteté du sacré. D’autre part, pour que l’individualité et même la spiritualité puissent s’épanouir, il faut que, paradoxalement, l’homme vive dans un milieu sécularisé, sous la férule d’un État de droit et sous la protection d’institutions rationnelles et démocratiques. Je crois que l’aventure de la modernité a été un immense mouvement de libération de l’homme.

Dans le monde de l’Islam, la religion empiète de plus en plus sur le domaine de la vie privée. Or, il faut admettre que sans la séparation indispensable de la foi et du savoir nous n’aurons jamais une société libre des atavismes ancestraux. Tout cela montre que sans quatre siècles de sécularisation, nous n’aurions jamais abouti au concept profane de la démocratie. Sans le choc cosmologique de la révolution copernicienne et de la mathématisation galiléenne du monde, nous n’aurions pas vu naître les sciences de la nature ; sans le choc biologique, nous n’aurions pas connu la phylogenèse et l’évolution des espèces ; et sans le choc psychologique, nous n’aurions pas pu découvrir les mécanismes obscurs de l’inconscient. Ce sont ces trois chocs traumatisants qui ont forgé, au dire de Freud, la conscience de l’homme moderne.

L’opposition « l’Occident et les autres » est-elle encore valable ? Elle n’a plus aucun sens. On a parlé il y a déjà plusieurs années d’un « choc des civilisations ». Selon Huntington, l’auteur de cette thèse, le monde serait le théâtre de conflits entre plusieurs civilisations majeures. Mais ces civilisations ne sont plus des mondes à part entière, tels que les vit, par exemple, Marco Polo au XIIIe siècle, lorsqu’il atteignit la Chine des Yuan. À présent, ces civilisations ne se suffisent plus en elles-mêmes et ne gravitent plus dans l’orbite de leur propre histoire. Elles sont devenues des zones de sensibilités différentes dans le nivellement mondial de la modernité triomphante. Lorsqu’on parle de nos jours des civilisations extraoccidentales, il faut nécessairement les inclure dans l’immense réseau de la modernité omniprésente qui, pour autant que je sache, n’a épargné aucun coin de la planète.

Dès lors, nous vivons tous dans des zones de mélange, de métissage, voire dans une zone d’hybridation. Une civilisation intacte historiquement est une pure fiction. Lorsque mon livre La lumière vient de l’Occident fut publié en persan, j’ai été surpris par son succès. C’était la première fois, du moins en Iran, que les dichotomies « Orient-Occident », « tradition-modernité », disparaissaient dans l’horizon plus vaste du métissage, du multiculturalisme et des identités plurielles. Or, à ma grande surprise, la société iranienne avait déjà énormément évolué. C’est pourquoi les gens s’y reconnurent, comme s’ils voulaient dire à l’unisson de Baudelaire : « Verse-nous ton poison pour qu’il nous réconforte ! / Nous voulons, tant ce feu nous brûle le cerveau, / Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu’importe ? / Au fond de l’inconnu pour trouver du nouveau. »

« Nous sommes tous, qu’on le veuille ou non, des Occidentaux », affirmez-vous dans un autre ouvrage, la Conscience métisse. Que voulez-vous dire exactement ?

Au fond, je me sens affectivement et émotionnellement « oriental » tout en étant également « occidental » par mon esprit critique et mon adhésion aux valeurs universelles. Ceci illustre en quelque sorte l’état « schizophrénique » où je me trouve, comme la plupart de mes compatriotes. Toute réduction dans un sens ou l’autre – le mythe ou la raison – ne peut aboutir qu’à une impasse. Dans mon cas personnel, cette position à triple étage (mon identité iranienne, islamique et moderne) me donne des possibilités inédites de compréhension, à condition de ne pas oublier que chaque niveau a son propre mode d’interprétation. La clé qui ouvre la pensée d’un Hegel, par exemple, n’est pas celle qui nous dévoile la pensée d’un poète mystique comme Hafez. Notre conscience nous permet de récapituler tous les âges du savoir et de les reloger dans les territoires qui sont les leurs. Cet art combinatoire de réaménagement d’espaces hétérogènes constitue une troisième voie que j’ai appelée la « schizophrénie apprivoisée ». C’est une voie qui permet, selon moi, d’échapper à la réduction du savoir (tout ramener à la religion, par exemple, et en faire une idéologie) et à l’illusion des utopies irréalisables.

Assistons-nous à la fin de la civilisation occidentale et de ses valeurs ou, au contraire, à la dissémination de celles-ci dans le monde entier ?

La civilisation occidentale est devenue partie intégrante de la civilisation planétaire. Toute identité exclusive, négatrice de l’autre, toute résistance aux acquis des Lumières est une recherche désespérée qui nous fera tomber dans l’obscurantisme. Je pense également qu’en rejetant les acquis de la modernité (libertés individuelles, habeas corpus), nous refoulons une identité nouvelle que nous avons déjà incorporée, parfois à notre insu, et qui se superpose à celles, plus anciennes, que nous portons en nous. C’est ce phénomène que j’ai appelé l’« occidentalisation inconsciente » et dont il vaut mieux être conscient. Car c’est précisément cette identité nouvelle, et elle seule, qui est dotée de faculté critique. Je me souviens avoir demandé un jour à un grand philosophe traditionnel iranien : « Pourquoi, n’écrivez-vous pas un livre sur l’histoire de la philosophie islamique ? » Il me répondit : « J’en suis incapable, car je l’incarne personnellement. » Réponse très révélatrice. Il voulait dire qu’il n’avait pas la faculté de la mise à distance. Or, la tradition ne peut se penser elle-même sans cette distanciation, et celle-ci est, qu’on le veuille ou non, l’œuvre de la pensée critique.

Si l’Occident a inventé le meilleur (démocratie, État de droit, progrès), il a aussi inventé le pire (colonisation, esclavage, totalitarisme…). Comment expliquez-vous cette contradiction ?

Il est vrai que l’Occident a inventé l’État de droit et la démocratie, mais il y eut aussi le revers de la médaille : le colonialisme, les idéologies totalitaires. L’idée de pouvoir, qui faisait dire à Descartes que l’homme est le maître et le possesseur du monde, était déjà inscrite dans l’expansion et la domination de l’Occident. Cette idée débouchera sur la révolution industrielle avec toutes les conséquences que l’on connaît. Claude Lévi-Strauss (1908-2009) écrit dans Race et Histoire que l’humanité a connu deux grandes révolutions, le néolithique et la révolution industrielle qui créa des réactions en chaîne dans tous les domaines de la vie. Révolution qui fut, comme on sait, le résultat inéluctable de l’émergence de l’esprit scientifique.

Il est non moins vrai que le discours de la modernité s’occupe de l’encadrement juridique et politique de l’homme. Les autres aspects, disons intérieurs, de la vie restent en dehors de sa sphère d’influence. Ils sont considérés, à juste titre, comme des affaires privées que chacun doit régler. Or, en raison même de ce vide, le domaine religieux empiète de plus en plus dans ce domaine privé. Comme le souligne si bien Max Weber (1864-1920) : « Aujourd’hui, l’esprit de l’ascétisme religieux s’est échappé de la cage […] Nul ne sait encore qui, à l’avenir, habitera la cage, ni si, à la fin de ce parcours gigantesque, apparaîtront des prophètes entièrement nouveaux, ou bien une puissante renaissance des pensées et des idéaux anciens. »

D’où vient, selon vous, la haine moderne de l’Occident ?

La haine de l’Occident, du moins dans le monde de l’islam, vient de son échec historique qui suscite humiliation et ressentiment. L’islam étant, selon ses adeptes, la dernière révélation prophétique, il se croit métaphysiquement supérieur aux autres religions abrahamiques comme le judaïsme et le christianisme. Pour moi, le malaise du monde islamique provient de la non-compréhension ou de la non-assimilation d’un phénomène historique majeur : l’avènement de la modernité, lequel n’a jamais été pris en compte comme tel, mais toujours en fonction des transformations radicales qu’il a infligées à nos traditions et à nos manières de vivre. Dès lors, tout jugement à son égard a toujours revêtu une dimension morale et débouché sur un rejet. Mais sur ce point, rappelons que la réaction contre les Lumières a commencé en Europe même. Sous la forme, d’abord, de la révolte des Allemands contre l’hégémonie de la culture et de la langue française sur toute l’Europe du XVIIIe siècle. Ce même esprit de révolte a alimenté, un siècle plus tard, les slavophiles et les grands écrivains russes comme Tolstoï et Dostoïevski. Et ce même rejet sera transplanté à partir de la moitié du XXe siècle au tiers-monde, où les revendications identitaires revêtiront les formes les plus diverses et, avec la révolution islamique d’Iran (1979), déboucheront sur le repli sur soi ou sur ce que j’ai appelé « l’ankylose identitaire ».

Qui sont les antioccidentaux d’aujourd’hui et que critiquent-ils ? Les antioccidentaux sont ceux qui ont du mal à comprendre la marche de l’Histoire. Ils vivent pour la plupart dans une illusion collective et pensent qu’en parcourant l’Histoire à rebours ils rejoindront les mythes fondateurs du Commencement ou, comme le dit si bien Cioran (1911-1995), philosophe roumain, « l’idolâtrie des Commencements ». Les salafistes revanchards espèrent reconquérir l’âge d’or des pieux devanciers, ces premiers musulmans de l’islam. Ils critiquent précisément les ruptures historiques dont ils croient être les victimes et ne font aucun effort pour les comprendre. De leur côté, les Occidentaux ne sont-ils pas devenus des enfants gâtés qui, ayant tout vécu, ne savent que faire ?

Peut-être sont-ils devenus, comme vous le dites, des enfants gâtés. La critique de la démocratie en Occident revêt toute la gamme des aspects négatifs, qui va de la peur du vide à la momification. « Elle est embaumée, momifiée, elle étouffe littéralement sous les éloges », dit l’écrivain Pascal Bruckner. Pour Olivier Mongin, par exemple, la peur du vide devient un des traits dominants de « l’Homo democraticus ». Mais cette « mise à vide » cache, selon l’écrivain, un malaise : « l’inaptitude de la démocratie à créer des valeurs communes, à générer une histoire qui ne soit pas la proie du marché et de l’individualisme ». Or, pour le philosophe Jean Baudrillard (1929-2007), cette fin de l’histoire arrive après l’orgie.

Que faire après l’orgie ? C’est là qu’on commence à répéter des scénarios déjà joués et qu’on fait de la simulation. Alors que l’utopie est réalisée, il faut continuer à vivre comme s’il en existait encore. Mais que signifie tout cela pour les gens qui, n’ayant pas réalisé ces rêves, ni mis en chantier ces grands idéaux, appartiennent encore à un monde où tout est à l’état d’ébauche, où la substance de l’être non seulement n’a pas été vidée, mais déborde, au contraire, de passions, d’émotions et de sentiments en attente d’être investis ? Ce qui est argent comptant ici, en Occident, devient rêve irréalisable là-bas. Ceux qui jouissent de ces privilèges et les prennent pour des droits acquis ne savent pas à quel point ce sont des rêves impossibles pour tant d’autres. Au fond, l’homme occidental n’a-t-il pas peur ?

Je crois que le prétendu déclin de l’Occident et la peur qu’illustre le retour aux différentes formes de spiritualité sont liés. Nombreux sont les chantres du déclin et les hérauts du crépuscule des dieux. Nietzsche annonce le nihilisme caché dans l’idée du progrès. Spengler dénonce le déclin de la culture faustienne et Heidegger, à grands renforts d’arguments, la fin de la philosophie. Dès lors, les thèses catastrophistes se succèdent à un rythme effréné. Parallèlement, on assiste à une éclosion fulgurante de grandes sectes comme l’Église de scientologie, l’Église de l’unification de Moon, les Témoins de Jéhovah, la Nouvelle Acropole, les dévots de Krishna, sans citer les adeptes du New Age. L’homme moderne semble hanté par l’irrationnel que plusieurs siècles de sécularisation avaient relégué aux oubliettes de l’histoire. Ce pullulement étrange des sectes dans la société occidentale trahit un malaise et un vide que n’arrive pas à combler un christianisme sans doute trop sécularisé pour satisfaire les besoins spirituels des « naufragés de l’esprit ». Toutes ces contradictions créent une cacophonie, une inquiétude qui peut se traduire comme de la peur. La peur de quelque chose de perdu. Comme si le progrès, au lieu de nous diriger vers un avenir radieux, nous poussait vers un monde où toutes les valeurs ancestrales s’inversent et où l’homme, sans aucune boussole, s’égare dans l’errance. Si donc l’Occident s’est enlisé dans l’insignifiance ou le vide total, c’est parce que, selon le journaliste et écrivain Jean-Claude Guillebaud, il a oublié le questionnement et fait de sa modernité un privilège et non une inquiétude ; en bref, « il a cessé d’exercer sur lui-même la capacité critique qui le constituait ».

Est-ce qu’à l’image de l’Occident à son apogée, une autre culture est aujourd’hui capable de répondre à l’expansion élargie de la conscience humaine ?

Je pense qu’aucune culture n’en est capable, si ce n’est cette modernité englobante qui, en raison de sa mémoire récapitulative, se penche sur son passé et réévalue non seulement son propre patrimoine, mais celui de l’humanité tout entière. C’est de ce lieu – pour moi l’Occident et l’avènement de la modernité – que doit surgir un tournant, lequel ne peut être que spirituel. Parce que, comme le dit le Parsifal de Wagner, « seule guérit la blessure l’arme qui la fit ».

Biographie de Daryush Shayegan

Philosophe et indianiste, Daryush Shayegan est né à Téhéran en 1935 et mort le 22 mars 2018. Spécialiste des religions orientales et indiennes, il avait, à travers ses multiples ouvrages, critiqué la domination occidentale dans la pensée philosophique, cherchant par ailleurs à explorer l’héritage et les traditions de la culture orientale. Né d’un père iranien d’origine turc et d’une mère géorgienne le 2 février 1935, il avait été élevé par une nourrice russe et été éduqué dans une école française de Téhéran, avant de poursuivre ses études en Europe, où il obtint un doctorat en philosophie à la Sorbonne. Il a été formé par Henry Corbin, spécialiste français de l’Iran. Après la révolution iranienne, il s’est réfugié en France pendant 12 ans. Depuis, il partageait sa vie entre Paris et Téhéran et écrivait en français. Il a publié de nombreux ouvrages dont le Regard mutilé. Pays traditionnels face à la modernité (Albin Michel, 1989, réédition L’Aube, 2003), La lumière vient de l’Occident (L’Aube, 2001) et la Conscience métisse (Albin Michel, 2012) et son dernier ouvrage L’âme poétique persane (Albin Michel, 2017).


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